En 2008, Pierre Tevanian, militant antiraciste et professeur de philosophie, décide de publier un essai documenté face au constat de la persistance du racisme en France. Son titre, La mécanique raciste, cherche à adresser un important paradoxe sociétal : tout le monde ou presque en France est antiraciste. Et pourtant, les discriminations racistes se perpétuent de génération en génération dans des proportions impressionnantes et une relative indifférence. Désireux de mieux comprendre ces mécanismes sociaux, Pierre Tevanian élabore donc tout au long de son livre une grille d’analyse inédite. Il s’agit pour lui de comprendre comment se forment les inégalités raciales à l’échelle collective alors que les individus sont plutôt favorables à l’antiracisme.

Mieux appréhender la mécanique raciste, qui a inspiré la mécanique du sexisme

L’ensemble de son ouvrage décrit donc une mécanique raciste en 4 temps :

  • la focalisation,
  • la différenciation,
  • la péjoration,
  • et la légitimation.

Ces 4 dynamiques viennent structurer en profondeur l’imaginaire collectif et le système raciste en place dans notre société. Cependant, depuis le mouvement MeToo, ce cadre d’analyse s’est étendu à d’autres luttes sociales et a notamment été repris par les mouvements féministes. En effet, plusieurs travaux ont montré la pertinence de ce modèle, rebaptisé mécanique sexiste, pour décrire la tolérance complaisante de citoyen.nnes pourtant féministes au sein d’une société profondément sexiste.

Du racisme au sexisme

Ainsi, si l’on reprend le schéma de la mécanique de Tevanian, il serait possible d’expliciter la genèse des discriminations de genre. En effet, première étape de la mécanique, la focalisation, consiste à essentialiser une personne en en la réduisant à une seule de ses multiples identités comme son genre, son ethnie, sa religion etc…

Dans le cas de la mécanique sexiste, toutes les femmes sont regroupées dans un même ensemble. Il émerge de tout cela une sorte de simplification réductrice qui débouche sur un archétype genré hyper-stéréotypé : des femmes deviennent les femmes voire même la femme, individu condamné par son genre à materner, s’occuper des tâches domestiques et aimer la mode.

Les discriminations de genre et le sexisme

De cette essentialisation découle déjà une première forme de discrimination. En effet, les femmes se voient quasiment retirer leur statut d’individu au profit d’une uniformisation imposée qui nie leur personnalité.

Ensuite, la différenciation vient séparer les femmes des hommes dans la société. Les femmes ne sont donc plus simplement toutes identiques, mais elles sont en plus très différentes des hommes. Finalement, cette différence se transforme vite en infériorité à cause du processus de péjoration. Dans le cas du sexisme, ce processus peut être assez brutal. Par nature, une femme ne serait pas douée pour bricoler, s’orienter ou conduire, et elle ne pourrait pas se défendre seule.

Néanmoins, cette péjoration prend souvent la forme plus subtile d’un sexisme bienveillant qui, sous couvert d’entraide et de complémentarité entre les genres, assigne les femmes à des positions d’assistées ou d’auxiliaires.

Ainsi, les femmes auraient besoin d’être protégées, idée réductrice qui justifie de les renvoyer à l’espace privé, où elles seraient supposément à l’abri de la violence du monde. Elles seraient également multitâches et plus sensibles, ce qui les destine par définition à s’occuper des tâches domestiques et élever les enfants.

Ce stéréotype selon lequel les femmes sont plus sensibles est aussi un très bon moyen d’exclure a priori la moitié de la population des postes à responsabilité où la prise de décision suppose une bonne dose de sang-froid, véritable apanage des hommes. Ces différentes étapes de la mécanique sexiste viennent finalement alimenter la légitimation du système sexiste.

Si les femmes sont toutes les mêmes, et que la femme a naturellement un instinct maternel développé, les femmes auront donc toutes tendance à sacrificier leur carrière pour élever leurs enfants. Par conséquent, elles auront toutes des carrières plus hachées et moins d’expérience professionnelle. Il serait donc normal d’embaucher moins de femmes et logique de moins en voir occuper des postes à responsabilité.

Une société sexiste?

Dès lors que ce cercle vicieux s’installe de manière pérenne dans l’imagine collectif, il est possible d’expliquer la schizophrénie d’une société sexiste composée d’individus féministes. Bien que quasiment tout le monde s’accorde sur la nécessité de lutter pour l’égalité femmes-hommes, l’existence de la mécanique sexiste conduit une grande majorité de personnes à déplorer les inégalités tout en les trouvant d’une certaine manière fondées. C’est le syndrome du : « Je ne suis pas sexiste mais… »

Ce raisonnement vient directement freiner l’engagement de nombreux individus et enferme le féminisme dans des formules creuses qui le sclérosent. Dire « Je suis féministe et je pense qu’il devrait y avoir plus de femmes patronnes d’entreprises du CAC 40 » mais argumenter au même moment que « les femmes ont besoin de passer plus de temps avec leurs enfants et ont tendance à négliger plus facilement leur travail » est tout à fait antinomique et contre-productif.

Pour conclure

Ces réflexions sont tellement ancrées dans les mentalités qu’il est nécessaire de mener un travail de déconstruction constant à l’échelle individuelle comme à l’échelle collective. Ces stéréotypes, nous les partageons toutes et tous. En prendre conscience, c’est déjà le point de départ pour constater les inégalités, développer notre empathie envers les personnes qui les subissent et enrayer cette mécanique discriminatoire. Arrêter de focaliser les femmes et de différencier les genres, c’est lutter à son échelle contre un tas de péjorations et de discriminations, et c’est délégitimer les écarts de salaire entre les femmes et les hommes (en France, l’écart de salaire en équivalent temps plein entre femmes et hommes s’élève toujours à 15,5% selon l’INSEE.)